Le Let’s Play, ou comment louer des amis

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Ceci est une reprise d’un article que j’avais écrit sur Senscritique alors que je n’avais pas de blog. Maintenant que j’en ai un, autant que je remette cet article à sa vraie place.

Le Let’s Play est un type d’émission assez particulier : il s’agit de regarder quelqu’un jouer, à un jeu vidéo le plus souvent, mais toute forme de jeu peut convenir. On le retrouve particulièrement sur Internet et il peut prendre plusieurs formes. Il y a déjà le vidéo test, qui n’est pas toujours considéré comme du Let’s Play mais qui consiste quand même à regarder la vidéo d’une personne qui joue à un jeu. Le vidéo test a pour but d’informer le spectateur sur la qualité du jeu pour le guider dans son achat, comme les fameux Level One de Game One et ses descendants. La sympathie qu’attire l’animateur a évidemment un rôle crucial dans le succès de cette émission et une vidéo amusante sera toujours très appréciée (autant joindre l’utile à l’agréable), mais ça reste quand même une vidéo d’information. Elle durera de 5mn à 30mn selon les testeurs et selon la richesse du jeu. « Et les vidéos de Hooper alors ? Ce sont des vidéos test de 2-3h ». Franchement, personne ne me fera croire qu’on va mater une vidéo de deux foutues heures (dont parfois 15mn sur l’écran titre où Hooper nous parle de sa life) juste pour se faire un avis sur un jeu. Le vrai intérêt de ces vidéos n’est plus là, mais j’y reviendrai plus tard. Donc non, les vidéos de Hooper de 2h ne sont certainement pas des vidéos test mais des Let’s Play qui profitent de leur format pour donner un avis sur le jeu, en bonus.

Une autre forme de Let’s Play est le walkthrough, c’est sans doute celui qui passionne le moins les foules. Il s’agit de la vidéo de quelqu’un qui parcourt un jeu en entier (découpée en plusieurs parties). Généralement le joueur ne dit strictement rien, il se contente de finir le jeu à un taux de complétion variable. Ce genre de vidéo servira surtout d’aide pour les joueurs qui sont bloqués, voire de découverte du jeu pour ceux qui ne peuvent pas y jouer mais qui veulent quand même le découvrir en laissant quelqu’un d’autre interagir à leur place. Autant dire que les walkthrough ont surtout le mérite d’exister.

Il y a ensuite les vidéos d’e-sport : on voit un joueur montrer son talent sur un jeu qui s’y prête. Le visionnage devient alors un spectacle digne d’un bon match de foot et permet d’apprendre de nouvelles techniques et de comprendre comment font les pros. Cela concerne majoritairement les jeux multi-joueurs, League of Legend en tête, mais certains jeux solo offrent aussi la possibilité d’assister à des performances stylées comme les bons Beat Them All. Enfin on peut aussi trouver des vidéos dont le but sera de partager des créations, comme les Let’s Play sur les constructions Minecraft les plus impressionnantes. Tout ce qui concerne le beau et le spectacle en somme.

Maintenant que j’ai défini les formes de Let’s Play sur lesquelles je ne souhaite pas m’étendre (sacrée intro), je vais enfin évoquer la couche qui m’intéresse, celle dans laquelle joue Hooper dont je parlais plus haut : j’appelle ça la location d’amis. Ceux qui matent 2h de Hooper ne font pas ça juste pour s’informer, des vidéos de 10mn le font aussi bien. Ce qui intéresse ces spectateurs, c’est de voir un mec sympa qui discute pendant qu’il joue. Quand on est avec un pote, 2h peuvent passer à toute vitesse. Mais là c’est un pote très particulier car si on le connaît grâce à ses vidéos, lui ne nous connaît généralement pas. On ne peut pas interagir avec lui pendant la vidéo (sauf en cas de Twitch, mais si l’animateur est trop connu vous pouvez être sûr qu’il n’aura pas trop l’occasion de lire vos messages). Il fait la discussion pour deux. Qu’est-ce que ça implique ? Qu’il n’y aura pas de dispute et qu’il vous accueillera avec la même bienveillance que tous les autres. Que vous soyez beau ou laid, vif ou lent d’esprit, que vous apparteniez à une minorité, il n’en saura rien et sera aussi sympa avec vous qu’avec ses propres potes. Comme la vidéo est librement accessible sur Internet, n’importe qui peut profiter d’un moment sympa avec quelqu’un sans avoir la moindre responsabilité à prendre, en se laissant juste aller. Le jeu auquel il joue ? C’est un support de discussion, un moyen d’avoir des choses à dire, un prétexte pour sortir une vidéo et permettre à ses abonnés de nous voir. Parfois l’animateur va chercher un jeu particulièrement improbable qui sera suffisamment intéressant pour attirer les foules, il n’aura alors qu’à le commenter. Donc il y a la plus value de la découverte. Ok.

Le succès de cette forme de Let’s Play s’en trouve assez éloquent : il y a décidément beaucoup de gens qui ont besoin de chercher des amis sans avoir à les rencontrer. Je ne critique pas cet état d’esprit, c’est une forme d’amusement tout à fait honnête. Mais elle me fait peur par moment. Déjà parce que la discussion du vidéaste est à sens unique : il parle et on écoute, l’inverse n’arrive pas en temps réel. Donc on finit par bien le connaître, à se sentir proche de lui, mais on reste un inconnu à ses yeux (sauf s’il n’a que 3 fans). Et lorsque certains admirateurs se rendent compte en dédicace que le seul « ami » auquel ils s’accrochaient n’est finalement qu’un ami imaginaire (« euh, tu sais que je ne te connais pas… »), la désillusion peut se montrer terrible et faire des ravages dans l’esprit des plus émotifs. Autre souci : est-ce une bonne chose que l’on puisse se trouver aussi facilement des amis sans avoir à passer par la case « intégration à une bande de potes » ? À une certaine dose c’est toujours sain de se trouver de quoi occuper ses soirées, mais il serait dommage que cela incite les moins sociables à se replier encore plus sur eux mêmes. Je spécule sans fondement ici, mais j’ai tout de même cette crainte. Je reconnais cependant que ce sera toujours mieux que de laisser des gens vraiment tout seuls.

Le phénomène du Let’s Play prend parfois des proportions assez délirantes quand on voit certaines chaînes qui investissent dans ce format sans comprendre ce qui a fait son succès. L’intérêt que l’on trouve dans cette émission ne vient pas de la présence d’images vidéoludiques qui bougent et font baver les geeks, elle vient du présentateur. Les premiers let’splayers (ce mot est moche…) se sont lancés avec une certaine sincérité qui a su toucher son public, mais allez demander à un animateur : « Rends toi sympa, faut que les gens s’identifient à toi ». La spontanéité n’est plus là.

« Bouh, vilaines chaînes commerciales qui veulent reprendre notre chouette concept du Let’s Play pour en faire une machine à sous ».
Reprendre ? Vous en êtes sûrs ? Vous vous êtes peut-être demandé depuis tout à l’heure pourquoi j’avais choisi une image des Enfants de la télé pour parler d’un phénomène a priori lié aux jeux vidéo et dans une certaine mesure à Internet. Le principe de cette émission de télé est d’inviter des personnalités connues du public français pour qu’on leur présente leurs casseroles. Mais dans le fond, ce sont des potes qui se retrouvent pour se marrer entre eux et qui invitent le public à assister à leur soirée. Le prétexte n’est pas le même (l’un joue à des jeux, les autres parlent de casseroles), le principe si. On mate des gens en roue libre qu’on connaît et qu’on trouve drôle. C’est une émission qui date de 1994 et qui a certainement des ancêtres que je ne connais pas. La commercialisation des amis à sens unique existait avant que l’on n’invente l’expression Let’s Play, elle était à la télé avant de se retrouver presque accidentellement sur le net. Touche pas à mon poste c’est encore une émission où on va voir Cyril Hanouna qui fait l’andouille, avec des effets de son et lumière et des micros sketchs en bonus. On trouve ça nul parce que le présentateur n’est pas convaincant, pas parce que le concept de l’émission est mauvais [EDIT : depuis la fois où j’ai écrit ce texte sur Senscritique en 2015, le nombre de raisons de se plaindre de l’émission a largement augmenté]. Le succès des Let’s Play le prouve.

Une fois que j’ai pris conscience de ce qu’était le Let’s Play de pote, je me suis senti gêné. J’avais l’impression de ne pas être à ma place en matant ces vidéos et je ne savais pas trop quoi penser des vidéastes qui filment leurs soirées perso pour les offrir au web. Comme si c’était devenu un bien culturel. Quand il s’agit de gens que je connais vraiment, avec qui j’ai discuté, il n’y a pas de problème. C’est comme les voir s’exprimer sur les réseaux sociaux. Pour les autres… J’ai maintenant un blocage à ce sujet, mais croyez bien que je ne souhaite pas vous empêcher de profiter de ces vidéos. Simplement je pense qu’il est très important de comprendre ce phénomène qui prend une place de plus en plus importante dans le paysage culturel au point de devenir une banalité, ce qui en rend ses effets d’autant moins transparents.

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Je suis Thetchaff, créateur de fictions audio, majoritairement tourné vers le thriller. J'ai quelques histoires à vous raconter qui ne nécessiteront pas d'images, car le son s'avère être un outil bien assez puissant pour se suffire à lui-même.
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