Le second degré discret

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J’aurai pu illustrer mon article sur l’usage fin du second degré en affichant en bannière un contre-exemple, à savoir À bras ouverts, mais je crois bien que même une formule mathématique sera moins repoussoire que cette affiche. Ce qui a opposé l’équipe du film et les critiques se situe dans la définition de cette forme d’humour, que beaucoup de gens ont du mal à percevoir. Le second degré est un autre nom pour parler d’ironie : on fait dire quelque chose à un personnage pour se moquer de l’andouille qui a pu proférer pareille absurdité. On rend la démarche assez claire pour qu’il n’y ait pas besoin d’un autre personnage pour nous dicter de qui il faut rire car les meilleures blagues sont celles qui se passent d’explications. Donc si quelqu’un fait une blague sur un cliché raciste avant de dire que « c’est du second degré », il se trompe. C’est une blague qui repose sur le fait que « c’est drôle parce que c’est vrai » (raciste) et pas « c’est drôle parce que ma réplique montre l’étendue de la bêtise de mon personnage » (second degré). Par exemple À bras ouverts fait semblant de prôner la tolérance mais il donne raison à tous les commentaires xénophobes concernant les roms, il veut faire rire en montrant des personnages qui se conforment aux clichés auxquels croit le personnage de Christian Clavier, et non se moquer d’un décalage entre son attitude odieuse et la réalité. Un contre-exemple est le OSS 117 de Michel Hazanavicius où le rire vient de l’espion qui ne remarque pas la contradiction évidente entre son racisme ou son sexisme et l’environnement qui lui donne tort, ou qui au moins suggère que son discours est inadapté. Ce ne sont pas ses propos discriminatoires qui sont drôles, c’est l’inconscience du personnage. C’est ça le second degré.

Après avoir exposé ce qui devrait être une évidence mais qui semble échapper à beaucoup de monde, je vais donner ici des exemples de films qui fonctionnent sur un second degré implicite sans avoir besoin de passer par un personnage pour expliciter la démarche. OSS 117 ne compte donc pas, l’espion est toujours accompagné d’une femme qui s’oppose à lui et permet aux films d’Hazanavicius de s’assurer que personne ne prenne son discours de travers. Il faut que ce soit un film qui ait confiance en l’intelligence du spectateur et qui se montre malgré tout soit clair, soit assez bien conçu pour que son message passe même sans qu’on le remarque. Ces critères sont souvent revendiqués, mais souvent à tort aussi. Combien de vidéastes se permettent de dire des saloperies en affirmant qu’ils ne constituent que des personnages, alors qu’on ne trouve aucune différence avec des vrais discours haineux 1er degré ? Si l’imitation est trop parfaite et ne fournit pas de décalage alors le second degré n’existe plus, peu importe l’intention initiale si celle-ci est imperceptible. Si l’on apprenait que les films de Michael Bay ont en fait été réalisés par Paul Verhoeven, on n’aurait pas pour autant matière à prétendre que la beauferie de ces films est à prendre avec du recul (à l’exception de No Pain No Gain).

Paul Verhoeven, c’est l’homme qui a pondu Starship Troopers et Robocop. Deux œuvres vendues comme des films d’action violents et bourrins. Mais surtout des œuvres qui arrivent à mélanger deux degrés de lecture dont l’un dénonce l’autre. D’un côté on a de l’action policière/militaire patriotique très bas-du-front, de l’autre une satire du fascisme soulevé par cette situation que tous les personnages acceptent avec un grand sourire d’imbécile fier. Starship Troopers n’offre aucun personnage sensé auquel se raccrocher pour prendre conscience du cynisme car le film n’en a pas besoin : les situations parlent d’elles-même grâce à un savoureux usage de l’humour noir et de l’imagerie (les costumes de SS ou de la gestapo portés en toute décontraction). Je parle bien sûr des propagandes à l’hypocrisie hilarante, mais aussi de la réalisation. Juste après la 1ère propagande affichant des Ken et des Barbies tout sourire le montage enchaîne aussi sec avec leur massacre bien brutal, avant de revenir sur Terre nous présenter d’autres Barbies et Ken qui ont l’air impatients de s’épanouir comme leurs camarades morts. Dès que l’on comprend où l’on a mis les pieds il devient plus simple de prendre du recul face à ces soldats qui ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils affrontent. Le film a été déjà pas mal décortiqué sur ce sujet, je ne vais pas revenir plus longtemps sur ce que tout le monde connaît probablement. Je le cite principalement comme mise en bouche.

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Y sont pas beaux nos uniformes de patriotes américains ?

Mais il y a un autre film de Paul Verhoeven qui reposait sur le même principe avant Starship Troopers : c’est Showgirls, qui a mis beaucoup de temps avant de se faire réhabiliter. Défoncé par la critique qui le taxait de vulgaire (ce qu’il est), ce film a brisé des carrières et récolté une belle liste de razzie awards. Pourtant il s’agit pour moi d’un exemple de second degré qui m’a fait rire par ses excès et qui se montre très acide envers le système de célébrités américain. Il s’agit d’une parodie déguisée de ces films musicaux sur des femmes qui vont jusqu’au bout de leur rêve de chanteuse/danseuse et qui finissent applaudies dans leur costume à paillettes, heureuses d’être enfin des stars reconnues. Showgirls donne la version non hypocrite ou édulcorée de ce parcours : la danseuse Nomi débute dans un bar à striptease et veut se faire engager dans un show sexy, tout autant porté sur le topless mais qui profite d’une bien meilleure considération parce que le ticket coûte plus cher et que c’est donc plus raffiné. Cristal Connors, une star renommée qui danse seins nus, traite Nomi de fille de bas standing parce qu’elle danse aussi seins nus mais dans un bar mal payé et pas sur une scène pour les gens de goût. Obstinée, Nomi montera en grade non pas parce que des mentors ont perçu que son talent (véritable, l’actrice a le feu) mérite d’être mis en lumière mais parce qu’elle a fait du charme à la bonne personne. Pas le charme mignon d’un Disney, Paul Verhoeven prend bien soin d’appuyer à fond la vulgarité de la scène pour nous forcer à admettre qu’il n’y a rien de glamour dans cette situation et que ce milieu, celui du show-business en général, transpire la grossièreté, l’exploitation sexuelle et le cynisme.

Le film a été écrit par Joe Eszterhas qui avait signé Flashdance, le but avoué était bien d’en faire une antithèse pour dénoncer ce mirage pour ados. Et comme pour Starship Troopers Paul Verhoeven laisse le champ libre au 1er degré de lecture : du fun très bas-du-front, ici de l’érotisme incarné par une actrice très investie dans sa danse. Le tout sans nous laisser dupe du racolage affiché qui est pourtant celui du show-business, exposé sans fard. Mais aussi en nous faisant rire de ces séquences sexuelles par l’exagération, comme le symbole bourrin de Nomi qui se fait asperger par une fontaine pendant son rodéo. Ou les séquences dans les coulisses qui évoquent la future scène des vestiaires de Starship Troopers par leur nudité décomplexée. Paul Verhoeven disait qu’il filmait la violence de manière violente, il filme aussi la grossièreté de manière grossière au point que ça en devient parfois drôle, mais parfois aussi révoltant.

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L’affrontement tribal avec des seins et de la danse au lieu des pectoraux et de la bagarre

Bon c’est bien beau d’avoir Paul Verhoeven en représentant de l’ironie, mais il y a quoi d’autre ailleurs ? Eh bien sachez qu’il y a aussi des comédies françaises qui se débrouillent très bien dans ce domaine en dehors de OSS 117. Je vais cette fois citer Calmos de Bertrand Blier, une comédie déconseillée aux moins de 16 ans et c’est vraisemblablement à cause de son contenu sexuel cru, ce que l’on n’arriverait plus à faire aujourd’hui. Le film nous fait suivre 2 hommes qui en ont marre des femmes parce qu’elles les fatiguent à longueur de journée, il y en a même une qui pousse à bout ces malheureux en osant les interpeller dans la rue pour leur demander l’heure. Dès l’intro on voit à quel genre de loustics on a affaire, leur énervement soudain et injustifié fait rire. La base est posée, on se moque de ces hommes qui se sentent exploités dès qu’on les interrompt dans leur quête d’une bouteille et d’une tranche de pâté. On peut dès lors passer à la phase suivante sans risque de perdre le spectateur : au lieu de montrer le décalage entre le monde et leurs réactions, on va directement adopter leur point de vue avec tout ce que ça peut comporter de délirant. Cette vision du monde fait partir le film dans un gros trip où la représentation que les personnages se font des femmes devient irrésistiblement grotesque. Puisque l’on ne quitte plus la tête des personnages on n’a pas de voix extérieure pour leur dire platement qu’ils sont à l’ouest, le début du film s’est déjà chargé de nous présenter l’absurdité de leur pensée. Quand on voit le reste avec leurs yeux on ne se dit donc pas « C’est drôle parce que c’est une version exagérée mais juste de ce que sont les femmes » mais « C’est drôle parce que l’image qu’ils se font d’elles est de plus en plus barrée ». Le film fait ainsi une démonstration par l’absurde et va loin, très loin dans son délire. Je vous recommande chaudement Calmos si vous n’êtes pas allergique au contenu sexuel bourrin, il est drôle.

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Ah ces femmes qui viennent toujours nous embêter pendant l’apéro

Je vais prendre un dernier exemple encore plus subtil qui n’est pas à proprement parler de l’ironie, mais qui a bien caché son discours. Il s’agit de Les aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin de John Carpenter. Kurt Russel joue le camionneur du titre et se retrouve mêlé à un embrouillamini à Chinatown. La fiancée de son pote chinois Wang Chi s’est fait enlever par le sorcier Lo Pan qui veut la sacrifier pour récupérer son enveloppe charnelle et sa puissance. Kurt Russel va donc incarner le héros américain qui vient en aide aux chinois tout en marquant son incompréhension devant cette culture étrange et cette imagerie curieuse. C’est un personnage gentiment beauf auquel le public américain moyen va s’identifier, toujours à la cool et toujours sur le devant de la scène avec son marcel blanc qui le détache des autres personnages. Il prend les décisions et il est valorisé alors que cette guerre n’est pas la sienne. Le schéma classique des films un peu racistes qui se passeraient en Asie mais qui mettraient malgré tout un héros blanc, joué par une star pour se mettre les producteurs dans la poche.

Sauf qu’en vérité Jack n’est pas le héros de l’histoire, bien qu’il en soit lui-même persuadé. Le vrai héros c’est son faire-valoir apparent, Wang Chi. C’est lui qui part sauver sa fiancée, Jack l’accompagne pour sauver son camion (ce parallèle est fabuleux). Oh Jack aura bien une femme blanche à délivrer à la fin et il portera effectivement le coup de grâce au méchant, histoire qu’il ait l’impression d’avoir tout fait. C’est bien là la seule chose qu’il ait réussi, tout le reste du travail a été effectué par Wang Chi. C’est ce dernier qui se bat contre les méchants grâce à sa maîtrise des arts martiaux, Jack est généralement spectateur ébahi. Parfois il se sert de ses uzis pour descendre ses adversaires sans s’épuiser, souvent il a un problème et se ridiculise. Il veut faire le coq viril en tirant en l’air, ça lui fait tomber des débris sur la tête et l’assomme. Il embrasse son aimée, il se retrouve en conséquence à affronter Lo Pan avec de grosses traces de rouge à lèvres. Il parle beaucoup, fais le malin, donne des directives qui ne servent à rien, balance des blagues, mais il n’accomplit presque rien et nous montre surtout à quel point il est largué dans ce monde qu’il ne comprend pas. Wang Chi fait beaucoup moins de bruit, joue le modeste devant le grand Jack Burton en disant qu’il n’est qu’un « chinetoque » et le remercie chaleureusement pour son aide, mais c’est lui le balèze qui a pété la gueule de la plupart des méchants. Jack est presque le dindon de la farce bien que tout le monde affiche pour lui une gratitude exagérée. Voilà comment on impose en douce un héros asiatique à des producteurs qui exigent une tête d’affiche blanche.

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Le héros ? Bah c’est sûrement celui en blanc avec un regard intelligent.
Ou alors c’est le discret placé bien au centre du cadre.

Il y a sans doute bien d’autres exemples de films qui planquent leur discours en adoptant le point de vue à dénoncer. J’avais parlé en détails ici de Fight Club dont beaucoup semble encore croire qu’il constitue une vision de l’anarchisme comme épanouissement personnel, alors qu’il montre une secte qui exploite le besoin de reconnaissance des laissés-pour-compte pour s’en faire des fidèles soumis à un gourou. Je voulais valoriser ici des films qui ont choisi de croire en leur public au lieu d’expliquer leurs intentions. Il me paraît également important de connaître des exemples qui fonctionnent pour mieux réaliser à quel point certains se fourvoient en invoquant un second degré imaginaire. Ces exemples montrent cependant la difficulté qu’il peut y avoir à juger une œuvre : si l’idéologie qu’elle affiche est décalée ou odieuse, est-ce parce qu’elle reflète une pensée hasardeuse ou parce qu’elle a justement été mise en scène pour que cette absurdité nous saute aux yeux ? C’est loin d’être toujours simple et c’est ce qui me pousse souvent à une réflexion avant d’émettre un avis. Je pourrai estimer que si l’intention initiale ne m’est pas transmise, c’est que l’œuvre a échoué. Mais en considérant le nombre de gens qui ont lynché Starship Troopers, Showgirls ou Jack Burton à leur sortie, à quel point sommes nous capables de percevoir l’ironie ? En attendant nous pouvons déjà faire un tri entre les humoristes qui défendent leurs blagues en précisant ce qu’elles pointent réellement et les autres qui disent que « C’est bon c’est juste une blague, faut pas le prendre mal ».

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Je suis Thetchaff, créateur de fictions audio, majoritairement tourné vers le thriller. J'ai quelques histoires à vous raconter qui ne nécessiteront pas d'images, car le son s'avère être un outil bien assez puissant pour se suffire à lui-même.
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