Interpeller le spectateur sur son voyeurisme
J’aime lire des critiques, en particulier celles qui ne sont pas du même avis que moi, c’est toujours très instructif. On peut découvrir qu’un film parle d’un thème qui nous a complètement échappé, et dans mon cas celui que je rate le plus souvent est le voyeurisme, notamment celui du spectateur. Le fait que l’on nous montre toute l’intimité de certains personnages sans retenue, couplé à la présence de personnages qui en espionnent d’autres, sert parfois à comparer le spectateur à ces mêmes indiscrets qui se rincent l’œil. C’est très intéressant sur le papier, surtout quand la fiction implique directement le public, mais je trouve des choses à redire sur l’efficacité de ces techniques aujourd’hui.
Une fiction induit par nature une forme de voyeurisme. On est là pour voir tout ce que le réalisateur a à nous proposer, sans restriction. On veut découvrir ces personnages et voir leurs émotions les plus secrètes, c’est pour ça qu’on est là. La pudeur des sentiments n’a pas de sens pour quelqu’un de fictif. Elle constituerait une limite inutile pour des histoires dont le grand intérêt est de nous faire découvrir ce que l’on n’a pas déjà sous les yeux dans la vie de tous les jours. Dans la littérature, c’est parfaitement normal. Dans une fiction impliquant des acteurs de chair et de sang qui se livrent au spectateur, il y a potentiellement de la gêne devant ces vrais gens qui exposent leur propre intimité pour faire vivre le personnage.
J’avais lu il y a très longtemps une interview d’une actrice qui disait ne pas avoir de problème pour jouer déshabillée parce que son métier exigeait déjà de mettre ses émotions à nu et que cela ne faisait guère de différence pour elle. La nudité a mis du temps avant d’être acceptée à l’écran parce qu’elle ne l’est pas dans la vraie vie, mais l’habitude a fait que l’on y prête bien moins attention maintenant et que les réalisateurs la poussent de plus en plus loin. La démocratisation du porno aide également à perdre ses complexes car ça banalise le sexe et ça nous scande que ce serait normal de le regarder sur un écran. Comme on considère que les images que l’on va voir sont fournies avec l’accord des acteurs (parfois à tort), on peut les regarder sans se sentir coupable. Ce ne sont pas des photos volées, ce n’est pas de l’intrusion dans la vie privée des gens, donc ce n’est pas considéré comme du voyeurisme. D’ailleurs même dans la vraie vie il est difficile pour certains de se dire que c’est une mauvaise chose de satisfaire sa curiosité si l’on n’en parle pas et que cela ne se répercute jamais sur les personnes espionnées. « Je ne fait de mal à personne, je regarde une sextape volée mais la star ne le saura jamais et je ne fait que poser mes yeux dessus ». Cela n’en demeure pourtant pas moins répréhensible.
« Le voyeur », de Michael Powell
Vouloir évoquer notre besoin de tout voir sans limite est une bonne idée, et c’est audacieux de vouloir nous prendre directement à parti. Ça nous fait sortir de notre zone de confort et nous empêche de nous dire que l’on vaut mieux que tel personnage qui aurait les mêmes défauts que nous sans qu’on ne s’en rende compte. Fenêtre sur cour et Le voyeur sont des cas connus de films qui traitent du lien entre la nature même du cinéma et le voyeurisme. Certains réalisateurs ont recours à une fissuration indirecte du 4e mur en usant du regard caméra, afin de donner l’impression que le personnage fixe non pas le hors-champ mais le spectateur. On trouve ce procédé dans Perfect Blue de Satoshi Kon, où l’héroïne découvre sur Internet qu’elle se fait stalker et regarde vers sa fenêtre/le spectateur en demandant « Qui êtes vous ? ». J’ai trouvé une critique de It Follows qui soulignait que l’héroïne repérait des enfants qui la mataient dans sa piscine en leur disait « Je vous ai vu ». On a aussi parfois le coup de l’élément diégétique qui représente notre écran de télé ou de cinéma, comme la glace sans tain.
Tout ça c’est bien beau dans la théorie, mais dans la pratique je ne me sens absolument pas remis en question et c’est la raison pour laquelle je ne remarque que rarement la présence de ce thème. Le principe du voyeurisme est qu’il y a une intrusion dans la sphère privée de quelqu’un qui n’est pas d’accord, d’où l’exemple de la sextape volée. Mais quand je regarde un film je suppose que les acteurs sont d’accord pour que l’on voit l’ensemble des images qui seront présentées (même si ce n’est malheureusement pas toujours le cas) donc pour moi ce n’est pas voyeuriste. Je sais que la nudité à l’écran est un vrai business qui fait déplacer un public précis qui veut voir sa star déshabillée plutôt qu’un bon film, et que cela entraîne une marchandisation du corps. Il y a donc quelque chose à dénoncer, peut-être en piégeant le public en lui faisant espérer la présence d’un certain contenu dans la campagne promotionnelle pour mieux l’attaquer dans le film. Mais quand le réalisateur choisit lui-même de nous en montrer beaucoup, puis qu’il nous juge pour avoir regardé ce qu’il nous a mis sous les yeux, je trouve ça fort hypocrite. J’ai choisi de regarder son film mais je n’ai pas choisi ce qu’il y aurait dedans, alors que lui a carrément filmé ce qu’il m’accuse de voir. Il est donc mal placé pour me faire la morale.
« Perfect Blue », ce chef d’oeuvre <3
J’ai cité un cas où le message du réalisateur était limpide mais discutable, il y a aussi tous les cas où je ne remarque même pas le message. Un regard caméra est un procédé fréquent que je n’associe pas systématiquement à un dialogue direct avec le spectateur : ça peut servir aussi pour une simple histoire de hors-champ, pour valoriser le regard du personnage, pour faire un beau plan ou pour nous mettre dans la peau de l’interlocuteur sans pour autant que l’on se confonde avec lui. Quand un personnage est épié depuis l’autre côté d’une glace sans tain, je vois un personnage qui en espionne un autre dans une posture similaire à la mienne, mais je ne vois pas de raison de culpabiliser plus que d’habitude. C’est un problème que j’ai avec les symboles en général, quand ils peuvent prendre plusieurs significations on repère moins facilement celle initialement voulue. Quand en plus il s’agit de souligner quelque chose que tout le monde trouve aujourd’hui normal, à savoir que la vie privée vaut pour les personnes mais pas pour les personnages, il m’est difficile de comprendre qu’on a voulu me transmettre un discours.
J’ai deux exemples de fictions interactives qui ont tenté une approche différente à ce sujet, sans pour autant parvenir à me faire ressentir le trouble cherché. Le premier est WEI or die, un film interactif disponible ici dans lequel on mène une enquête en suivant les nombreuses sources vidéo à disposition. Les fichiers vidéo se lancent de manière synchronisée et ne permettent pas de faire pause, donc si l’on suit un de ces point de vue on loupe ce qui se passe en même temps ailleurs. Il faut donc prioriser les vidéos à regarder car on ne peut être partout à la fois quand un événement se déroule en direct. Il y a un enregistrement où des amants se retrouvent à l’écart de la fête et sont filmés à leur insu, la fille est nue pendant que d’autres sources vidéo montrent ce qui se passe à l’extérieur au même moment. Le réalisateur a confié ici que le but était de questionner le public sur ce qu’il décide de regarder. Il choisit s’il cherche des indices ou s’il se rince l’œil à la place avec une fille qui n’a rien demandé. Sur le papier c’est très bien vu, sauf que les autres sources vidéo ne m’ont pas semblé primordiales. Je n’avais pas l’impression de risquer de manquer des indices utiles, j’avais d’un côté des fêtards qui faisaient les idiots et de l’autre un couple qui discutait et apprenait à se connaître. En tant que spectateur face à des gens fictifs je n’allais certainement jouer à les laisser seuls alors que leur scène était la plus intéressante, sinon autant arrêter les histoires.
WEI or die
Mon autre exemple est le jeu vidéo narratif don’t take it personally, babe, it just ain’t your story disponible gratuitement ici en anglais. On y incarne un professeur qui a accès à une application lui permettant de recevoir les conversations que s’envoient ses élèves sur leurs portables. Cette application est optionnelle, on peut très bien se contenter de suivre l’histoire principale sans empiéter sur leur vie. Mais notre but est de les aider à aller mieux, ce qui rend cet outil très utile pour notre personnage. Et puis comme je l’ai dit plus haut, on ne lit pas un roman pour sauter par pudeur des chapitres, donc le joueur n’a aucune raison de se restreindre. Il y a cette culture de saigner un jeu, de dénicher tout ce qu’il y a à découvrir et de ne pas le lâcher en ayant l’impression d’avoir laissé des miettes derrière. Donc quand le professeur que l’on incarne s’interroge sur sa propre curiosité, j’observe son trouble mais ne le ressens pas, je ne l’applique pas à moi-même.
La conceptrice Christine Love a l’intelligence de jouer sur l’écart entre ce que notre personnage sait et ce qu’il est censé savoir quand il s’adresse à ses élèves et elle ne nous force jamais à utiliser cette application, permettant au joueur d’être réglo. Je suis donc persuadé que d’autres gens auront plus à cœur que moi de préserver leur intimité, c’est donc une très louable tentative qui mérite votre essai. Mais je ne suis pas certain que le jeu fasse évoluer les autres. D’ailleurs la fin donne le sentiment que la vie privée est obsolète et que plus personne ne ressent le besoin d’avoir un jardin secret, que la vie des jeunes serait devenue un livre qu’ils ouvrent à absolument tout le monde.
Si vous voulez connaître leurs histoires de cœur et profiter du jeu, il faudra écouter aux portes
Je pense que ce qui manque pour créer cet inconfort du spectateur intrus, c’est de faire naître un vrai dialogue entre les personnages et le public, quelque chose qui puisse nous donner l’impression que l’on pourrait faire de la peine à un personnage au lieu d’être un simple fantôme que tout le monde ignore. Il faudrait que l’on croie que ce que l’on a sous les yeux n’est pas une séquence scriptée mais qu’il y a un vrai lien entre nous, spectateur et personnage, plutôt qu’entre un observé fictif et un observateur dont on adopte le point de vue. On pourrait par exemple imaginer un personnage enfermé dans une émission de télé-réalité. Il serait filmé en permanence et incapable de se cacher des caméras, qui seraient celles par lesquelles on verrait le film. Il se tournerait vers l’une d’elles pour s’adresser aux téléspectateurs de cette émission et leur implorer de ne pas regarder ce qui suit par pudeur. Nous constituerions donc le public auquel le personnage effectue directement la demande, et tout comme les téléspectateurs fictifs nous aurions le sentiment que quoi que l’on fasse, le personnage n’en aurait jamais connaissance. Cela pourrait donc nous dédouaner de notre attitude, sauf que le personnage aurait été très clair : « Ne me regardez pas s’il vous plaît. Je ne peux pas vous forcer, mais si vous avez du respect pour moi, fermez les yeux pendant ce qui va suivre » (ex : c’est l’heure de la douche, ou bien un dialogue très personnel va avoir lieu). Impossible de feindre l’innocence dans ces conditions, la frontière entre fiction et réalité serait floue.
Ce n’était qu’une suggestion de ma part, mais je sais que le problème est ailleurs. Mon exemple ci-dessus ne marche que lorsque l’on est capable de considérer des protagonistes imaginaires de la même manière que de vraies personnes, avec une empathie totale et sans le moindre détachement. Or j’en suis incapable. Je peux avoir de l’empathie pour un personnage et ressentir des émotions fortes, mais jamais au point de m’interroger sur ma place au sein de l’histoire. Je suis incapable de me dire que ces personnages ont conscience de ma présence, même dans les œuvres qui jouent là-dessus, parce que je connais trop bien la nature artificielle d’une telle situation qui a été écrite/filmée/codée bien avant que je ne la découvre. Je m’en amuse, je salue parfois l’idée mais j’en sors indifférent. Parce que je sais pertinemment que ce que je fais n’est pas du voyeurisme. Il existe des cas où à l’inverse je sais ce que l’on voit n’est pas de la fiction, comme Le Dernier Tango à Paris qui contient une scène où la souffrance de l’actrice Maria Schneider n’était pas feinte car elle la subissait sans préparation ni consentement. Ce film là, je ne le verrai jamais pour la même raison que je ne regarderai jamais de sextape volée. Comme quoi, je suis peut-être honnête quand je ne perçois pas la critique du voyeurisme adressée au spectateur.
2Max #
Bonjour.
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Interpeller le spectateur sur son voyeurisme
12 novembre 2018 in Articles
fenetre_sur_cour
J’aime lire des critiques, en particulier celles qui ne sont pas du même avis que moi, c’est toujours très instructif. On peut découvrir qu’un film parle d’un thème qui nous a complètement échappé, et dans mon cas celui que je rate le plus souvent est le voyeurisme, notamment celui du spectateur. Le fait que l’on nous montre toute l’intimité de certains personnages sans retenue, couplé à la présence de personnages qui en espionnent d’autres, sert parfois à comparer le spectateur à ces mêmes indiscrets qui se rincent l’œil. C’est très intéressant sur le papier, surtout quand la fiction implique directement le public, mais je trouve des choses à redire sur l’efficacité de ces techniques aujourd’hui.
Une fiction induit par nature une forme de voyeurisme. On est là pour voir tout ce que le réalisateur a à nous proposer, sans restriction. On veut découvrir ces personnages et voir leurs émotions les plus secrètes, c’est pour ça qu’on est là. La pudeur des sentiments n’a pas de sens pour quelqu’un de fictif. Elle constituerait une limite inutile pour des histoires dont le grand intérêt est de nous faire découvrir ce que l’on n’a pas déjà sous les yeux dans la vie de tous les jours. Dans la littérature, c’est parfaitement normal. Dans une fiction impliquant des acteurs de chair et de sang qui se livrent au spectateur, il y a potentiellement de la gêne devant ces vrais gens qui exposent leur propre intimité pour faire vivre le personnage.
J’avais lu il y a très longtemps une interview d’une actrice qui disait ne pas avoir de problème pour jouer déshabillée parce que son métier exigeait déjà de mettre ses émotions à nu et que cela ne faisait guère de différence pour elle. La nudité a mis du temps avant d’être acceptée à l’écran parce qu’elle ne l’est pas dans la vraie vie, mais l’habitude a fait que l’on y prête bien moins attention maintenant et que les réalisateurs la poussent de plus en plus loin. La démocratisation du porno aide également à perdre ses complexes car ça banalise le sexe et ça nous scande que ce serait normal de le regarder sur un écran. Comme on considère que les images que l’on va voir sont fournies avec l’accord des acteurs (parfois à tort), on peut les regarder sans se sentir coupable. Ce ne sont pas des photos volées, ce n’est pas de l’intrusion dans la vie privée des gens, donc ce n’est pas considéré comme du voyeurisme. D’ailleurs même dans la vraie vie il est difficile pour certains de se dire que c’est une mauvaise chose de satisfaire sa curiosité si l’on n’en parle pas et que cela ne se répercute jamais sur les personnes espionnées. « Je ne fait de mal à personne, je regarde une sextape volée mais la star ne le saura jamais et je ne fait que poser mes yeux dessus ». Cela n’en demeure pourtant pas moins répréhensible.
voyeur
« Le voyeur », de Michael Powell
Vouloir évoquer notre besoin de tout voir sans limite est une bonne idée, et c’est audacieux de vouloir nous prendre directement à parti. Ça nous fait sortir de notre zone de confort et nous empêche de nous dire que l’on vaut mieux que tel personnage qui aurait les mêmes défauts que nous sans qu’on ne s’en rende compte. Fenêtre sur cour et Le voyeur sont des cas connus de films qui traitent du lien entre la nature même du cinéma et le voyeurisme. Certains réalisateurs ont recours à une fissuration indirecte du 4e mur en usant du regard caméra, afin de donner l’impression que le personnage fixe non pas le hors-champ mais le spectateur. On trouve ce procédé dans Perfect Blue de Satoshi Kon, où l’héroïne découvre sur Internet qu’elle se fait stalker et regarde vers sa fenêtre/le spectateur en demandant « Qui êtes vous ? ». J’ai trouvé une critique de It Follows qui soulignait que l’héroïne repérait des enfants qui la mataient dans sa piscine en leur disait « Je vous ai vu ». On a aussi parfois le coup de l’élément diégétique qui représente notre écran de télé ou de cinéma, comme la glace sans tain.
Tout ça c’est bien beau dans la théorie, mais dans la pratique je ne me sens absolument pas remis en question et c’est la raison pour laquelle je ne remarque que rarement la présence de ce thème. Le principe du voyeurisme est qu’il y a une intrusion dans la sphère privée de quelqu’un qui n’est pas d’accord, d’où l’exemple de la sextape volée. Mais quand je regarde un film je suppose que les acteurs sont d’accord pour que l’on voit l’ensemble des images qui seront présentées (même si ce n’est malheureusement pas toujours le cas) donc pour moi ce n’est pas voyeuriste. Je sais que la nudité à l’écran est un vrai business qui fait déplacer un public précis qui veut voir sa star déshabillée plutôt qu’un bon film, et que cela entraîne une marchandisation du corps. Il y a donc quelque chose à dénoncer, peut-être en piégeant le public en lui faisant espérer la présence d’un certain contenu dans la campagne promotionnelle pour mieux l’attaquer dans le film. Mais quand le réalisateur choisit lui-même de nous en montrer beaucoup, puis qu’il nous juge pour avoir regardé ce qu’il nous a mis sous les yeux, je trouve ça fort hypocrite. J’ai choisi de regarder son film mais je n’ai pas choisi ce qu’il y aurait dedans, alors que lui a carrément filmé ce qu’il m’accuse de voir. Il est donc mal placé pour me faire la morale.
perfect-blue
« Perfect Blue », ce chef d’oeuvre <3
J’ai cité un cas où le message du réalisateur était limpide mais discutable, il y a aussi tous les cas où je ne remarque même pas le message. Un regard caméra est un procédé fréquent que je n’associe pas systématiquement à un dialogue direct avec le spectateur : ça peut servir aussi pour une simple histoire de hors-champ, pour valoriser le regard du personnage, pour faire un beau plan ou pour nous mettre dans la peau de l’interlocuteur sans pour autant que l’on se confonde avec lui. Quand un personnage est épié depuis l’autre côté d’une glace sans tain, je vois un personnage qui en espionne un autre dans une posture similaire à la mienne, mais je ne vois pas de raison de culpabiliser plus que d’habitude. C’est un problème que j’ai avec les symboles en général, quand ils peuvent prendre plusieurs significations on repère moins facilement celle initialement voulue. Quand en plus il s’agit de souligner quelque chose que tout le monde trouve aujourd’hui normal, à savoir que la vie privée vaut pour les personnes mais pas pour les personnages, il m’est difficile de comprendre qu’on a voulu me transmettre un discours.
J’ai deux exemples de fictions interactives qui ont tenté une approche différente à ce sujet, sans pour autant parvenir à me faire ressentir le trouble cherché. Le premier est WEI or die, un film interactif disponible ici dans lequel on mène une enquête en suivant les nombreuses sources vidéo à disposition. Les fichiers vidéo se lancent de manière synchronisée et ne permettent pas de faire pause, donc si l’on suit un de ces point de vue on loupe ce qui se passe en même temps ailleurs. Il faut donc prioriser les vidéos à regarder car on ne peut être partout à la fois quand un événement se déroule en direct. Il y a un enregistrement où des amants se retrouvent à l’écart de la fête et sont filmés à leur insu, la fille est nue pendant que d’autres sources vidéo montrent ce qui se passe à l’extérieur au même moment. Le réalisateur a confié ici que le but était de questionner le public sur ce qu’il décide de regarder. Il choisit s’il cherche des indices ou s’il se rince l’œil à la place avec une fille qui n’a rien demandé. Sur le papier c’est très bien vu, sauf que les autres sources vidéo ne m’ont pas semblé primordiales. Je n’avais pas l’impression de risquer de manquer des indices utiles, j’avais d’un côté des fêtards qui faisaient les idiots et de l’autre un couple qui discutait et apprenait à se connaître. En tant que spectateur face à des gens fictifs je n’allais certainement jouer à les laisser seuls alors que leur scène était la plus intéressante, sinon autant arrêter les histoires.
wei-or-dire
WEI or die
Mon autre exemple est le jeu vidéo narratif don’t take it personally, babe, it just ain’t your story disponible gratuitement ici en anglais. On y incarne un professeur qui a accès à une application lui permettant de recevoir les conversations que s’envoient ses élèves sur leurs portables. Cette application est optionnelle, on peut très bien se contenter de suivre l’histoire principale sans empiéter sur leur vie. Mais notre but est de les aider à aller mieux, ce qui rend cet outil très utile pour notre personnage. Et puis comme je l’ai dit plus haut, on ne lit pas un roman pour sauter par pudeur des chapitres, donc le joueur n’a aucune raison de se restreindre. Il y a cette culture de saigner un jeu, de dénicher tout ce qu’il y a à découvrir et de ne pas le lâcher en ayant l’impression d’avoir laissé des miettes derrière. Donc quand le professeur que l’on incarne s’interroge sur sa propre curiosité, j’observe son trouble mais ne le ressens pas, je ne l’applique pas à moi-même.
La conceptrice Christine Love a l’intelligence de jouer sur l’écart entre ce que notre personnage sait et ce qu’il est censé savoir quand il s’adresse à ses élèves et elle ne nous force jamais à utiliser cette application, permettant au joueur d’être réglo. Je suis donc persuadé que d’autres gens auront plus à cœur que moi de préserver leur intimité, c’est donc une très louable tentative qui mérite votre essai. Mais je ne suis pas certain que le jeu fasse évoluer les autres. D’ailleurs la fin donne le sentiment que la vie privée est obsolète et que plus personne ne ressent le besoin d’avoir un jardin secret, que la vie des jeunes serait devenue un livre qu’ils ouvrent à absolument tout le monde.
dont-take-it-personally-babe
Si vous voulez connaître leurs histoires de cœur et profiter du jeu, il faudra écouter aux portes
Je pense que ce qui manque pour créer cet inconfort du spectateur intrus, c’est de faire naître un vrai dialogue entre les personnages et le public, quelque chose qui puisse nous donner l’impression que l’on pourrait faire de la peine à un personnage au lieu d’être un simple fantôme que tout le monde ignore."
Je trouve cette phrase très intéressante. C'est une forme d'empathie. Nous ne sommes pas gêné de regarder la scène, mais si le personnage se sent gêné par nos regards alors cela peut provoquer de la gêne chez le spectateur, donc de l'empathie pour la souffrance que l'on occasionne chez le personnage. Provoquer de l'empathie rapproche le spectateur du personnage.
J'ai un exemple en tête : une scène où deux personnages discutent de quelque chose de terriblement sérieux, ils chuchotent car ils sont en public (diner dans un appartements, tête à tête au resto ou au bar, etc).
L'oeil de la caméra balaie la pièce, puis s'attarde sur les deux personnages chuchotant. De ce fait, ils s'arrêtent, regardent la caméra discrètement, puis décide d'aller se mettre à l'écart car ils se sentent surveillés. La caméra les suit discrètement à travers un chemin long et étroit (par exemple le couloir d'un appartement qui mène à la chambre considéré comme intime). Les deux personnages se remettent à discuter dans la chambre. La porte est entre-ouverte. L'un des personnages se lèvent pour la fermer, mais nous entendons encore la conversation. Ou la caméra les film de la fenêtre extérieur où les personnage n'ont plus aucune chance de se cacher.
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